Écrits théoriques

La Musique concrète

…Tout d’abord, en dehors de tous les termes fantaisistes qui fleurissent selon les humeurs et les chapelles, je me dois ici de réinstaller la définition de la musique que je pratique et pour ce faire, je me limiterai à celles qu’à utilisées Pierre Schaeffer :

– celle de la musique concrète a le mérite d’avoir été la première. Voici, comment lui-même en parlait dès 1948 : « Nous appliquons, nous l’avons dit, le qualificatif d’abstrait à la musique habituelle, du fait qu’elle est d’abord conçue par l’esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution instrumentale. Nous avons appelé notre musique « concrète » parce qu’elle est constituée à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, qu’il soit bruit ou son musical, puis composée expérimentalement par une construction directe, aboutissant à réaliser une volonté de composition sans le secours, devenu impossible, d’une notation musicale ordinaire »;

  • le mot électroacoustique apparaît très tôt dans le dictionnaire pour définir « l’étude et la technique de la production, de l’enregistrement, de la transmission et de la restitution du son par des procédés électroniques » et sera accolé au mot musique, vers le milieu des années 50, pour englober les termes « ennemis » de concret et d’électronique;
  • au début des années 60, l’expression de musique expérimentale avait toutefois la préférence de Pierre Schaeffer sur celle de musique électroacoustique car elle ne prenait pas non plus parti pour l’un ou l’autre genre mais, en plus, insistait sur l’aspect studieux de la recherche musicale en studio. Mais l’histoire a décidé…
  • la musique mixte évoque simplement le dialogue du jeu instrumental avec celui de la bande magnétique. Il est à noter que si ce genre est plutôt combattu par certains qui se définissent comme les authentiques compositeurs d’un genre pur, on ne peut nier que les pièces mixtes soient nées très rapidement après 1948 et sont devenues aujourd’hui, pour la plupart d’entre elles, d’indiscutables chefs d’oeuvres : dans les débuts (Orphée 51 ou toute la lyre pour voix, instruments et bande magnétique de Pierre Schaeffer et Pierre Henry (1951), Déserts pour orchestre et bande de Edgar Varèse (1952) etc.), puis dans les années 60 (Concert collectif pour orchestre et bande (1962), Violostries pour violon et bande de Bernard Parmegiani et Devih Erlih (1964), Und so weiter pour piano et bande de Luc Ferrari (1966), Cantate pour elle pour soprano, harpe et bande de Ivo Malec (1966), etc.).
  • la notion d’acousmatique désigne une situation d’écoute particulière. Elle évoque le rideau que Pythagore mettait entre lui et ses disciples afin de se cacher pendant qu’il divulguait son enseignement. Voici la définition de l’adjectif qu’en donne le Larousse en 1928 : « Se dit d’un bruit que l’on entend sans voir les causes dont il provient ». L’écrivain Jérôme Peignot, au cours d’un entretien radiophonique avec Pierre Schaeffer dans les années 50, a utilisé l’analogie qui existait entre ce terme et celui de l’écoute de la musique concrète. Pierre Schaeffer hésita par la suite à utiliser l’expression pour son ouvrage majeur qu’il appela finalement « Traité des objets musicaux », publié en 1966. Peut-être, qu’en y renonçant, imaginait-il le classement de la disparité du sonore trop difficile et restrictif sous le couvert de ce vocable. Au reste, en 1967, il réaffirmait le terme de musique concrète en publiant un ouvrage sous le même titre, dans la célèbre collection « Que sais-je ? » et je retrouve un article de 1984, écrit sur Michel Chion : « un musicien concret ». C’est dire qu’il ne considérait pas le mot comme obsolète.

Ces définitions n’impliquent rien d’esthétique, donnant simplement l’explication d’un terme technique, d’une situation de l’écoute ou d’une démarche.

Ceci dit, le terme de musique concrète a quelque chose qui me suggère un sens, à la fois élargi et plus fondamental, proche d’un art poétique à ma manière : la plasticité, le charnel, le tangible et le ressenti immédiat; il est, en quelque sorte, comme celui de la géographie qui décrit la terre, sa consistance et sa continuelle évolution et s’oppose ainsi à la géométrie, ses lois et ses formules.

La racine même du mot concret (cum, avec et crescere, croître) traduit son oecuménisme. Cette musique absorbe tous les corps étrangers (l’enregistrement et le direct, les bruits, les sons de la réalité, les sons instrumentaux et synthétiques, entre autres…). C’est une musique hétérogène qui, au travers de tous les ingrédients qui la composent, charrie en même temps les formes et les intentions latentes du théâtre et de la mise en espace, de la poésie et de son ambiguïté prometteuse, de la rêverie, des non-dits et des hasards de l’expérience, de la géologie (avec laquelle elle a de nombreuses affinités), tout autant que celles du musical à proprement parler.

Je ne suis pas certains doctes qui ne veulent voir qu’abstraction là où la richesse vient principalement du tout venant de cette musique. Celle-ci ne se conduit pas comme à l’ordinaire : il y a en elle une sorte d’impudeur généreuse qui offre à la fois le cru et le cuit (l’anecdote et la métaphore), une sorte d’humus riche qui ne demande qu’à être brassé pour s’incarner dans la vie des formes sonores. Les sons réalistes servent, entre autres choses, de repères émotifs à l’écoute : l’emploi du son anecdotique permet à l’auditeur de s’ouvrir aux fantasmes du compositeur, l’auditeur construisant alors son propre espace imaginaire. Et après tout qu’est-ce qu’un compositeur si ce n’est une personne un peu plus habile que d’autres, qui sait provoquer et encourager le public à s’écouter lui-même.

Je ne pratique pas une musique abstraite car le monde musical dans lequel je vis échappe totalement au rationnel et à l’esthétisme pur. Il naït plutôt d’une urgence et s’organise selon l’élan et la fantaisie que je donne à mes images.

La musique concrète a le gosier large et le ventre aussi ! Elle est comme la première des poupées russes qui avale toutes les définitions suivantes… Il me semble donc composer de la musique concrète au plein sens du terme, quelquefois de la musique mixte avec des moyens électroacoustiques et que j’écoute, si on le veut, en situation acousmatique ou plus simplement dit dans un espace physique et imaginaire donné par un ensemble de haut-parleurs…

In « Jacques Lejeune, Portraits polychromes n°9»

Institut National de l’Audiovisuel

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Musique concrète ou électracoustique ?

Pourquoi diable chacun tente d’inventer sa propre définition de la musique concrète ? Pour la satisfaction de son ego ? Pourquoi inventer des néologismes qui entraînent la confusion chez le public ? En opposition à tous les termes fantaisistes qui fleurissent selon les humeurs et les chapelles, je me dois ici de réinstaller la définition de la musique que je pratique et pour ce faire, je me limiterai à celles qu’à utilisées Pierre Schaeffer :

– celle de la musique concrète a le mérite d’avoir été la première. Voici, comment lui-même en parlait dès 1948 : « Nous appliquons, nous l’avons dit, le qualificatif d’abstrait à la musique habituelle, du fait qu’elle est d’abord conçue par l’esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution instrumentale. Nous avons appelé notre musique « concrète » parce qu’elle est constituée à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, qu’il soit bruit ou son musical, puis composée expérimentalement par une construction directe, aboutissant à réaliser une volonté de composition sans le secours, devenu impossible, d’une notation musicale ordinaire »;ronde2

– le mot électroacoustique apparaît très tôt dans le dictionnaire pour définir « l’étude et la technique de la production, de l’enregistrement, de la transmission et de la restitution du son par des procédés électroniques » et sera accolé au mot musique, vers le milieu des années 50, pour englober les termes « ennemis » de concret et d’électronique;

– au début des années 60, l’expression de musique expérimentale avait toutefois la préférence de Pierre Schaeffer sur celle de musique électroacoustique car elle ne prenait pas non plus parti pour l’un ou l’autre genre mais, en plus, insistait sur l’aspect studieux de la recherche musicale en studio. Mais l’histoire a décidé…

– la musique mixte évoque simplement le dialogue du jeu instrumental avec celui de la bande magnétique. Il est à noter que si ce genre est plutôt combattu par certains qui se définissent comme les authentiques compositeurs d’un genre pur, on ne peut nier que les pièces mixtes soient nées très rapidement après 1948 et sont devenues aujourd’hui, pour la plupart d’entre elles, d’indiscutables chefs d’oeuvres : dans les débuts (Orphée 51 ou toute la lyre pour voix, instruments et bande magnétique de Pierre Schaeffer et Pierre Henry (1951), Déserts pour orchestre et bande de Edgar Varèse (1952) etc.), puis dans les années 60 (Concert collectif pour orchestre et bande (1962), Violostries pour violon et bande de Bernard Parmegiani et Devih Erlih (1964), Und so weiter pour piano et bande de Luc Ferrari (1966), Cantate pour elle pour soprano, harpe et bande de Ivo Malec (1966), etc.).

– la notion d’acousmatique désigne une situation d’écoute particulière. Elle évoque le rideau que Pythagore mettait entre lui et ses disciples afin de se cacher pendant qu’il divulguait son enseignement. Voici la définition de l’adjectif qu’en donne le Larousse en 1928 : « Se dit d’un bruit que l’on entend sans voir les causes dont il provient ». L’écrivain Jérôme Peignot, au cours d’un entretien radiophonique avec Pierre Schaeffer dans les années 50, a utilisé l’analogie qui existait entre ce terme et celui de l’écoute rondede la musique concrète. Pierre Schaeffer hésita par la suite à utiliser l’expression pour son ouvrage majeur qu’il appela finalement « Traité des objets musicaux », publié en 1966. Peut-être, qu’en y renonçant, imaginait-il le classement de la disparité du sonore trop difficile et restrictif sous le couvert de ce vocable. Au reste, en 1967, il réaffirmait le terme de musique concrète en publiant un ouvrage sous le même titre, dans la célèbre collection « Que sais-je ? » et je retrouve un article de 1984, écrit sur Michel Chion : « un musicien concret ». C’est dire qu’il ne considérait pas le mot comme obsolète.

Ces définitions n’impliquent rien d’esthétique, donnant simplement l’explication d’un terme technique, d’une situation de l’écoute ou d’une démarche.

Ceci dit, le terme de musique concrète a quelque chose qui me suggère un sens, à la fois élargi et plus fondamental, proche d’un art poétique à ma manière : la plasticité, le charnel, le tangible et le ressenti immédiat; il est, en quelque sorte, comme celui de la géographie qui décrit la terre, sa consistance et sa continuelle évolution et s’oppose ainsi à la géométrie, ses lois et ses formules.

La racine même du mot concret (cum, avec et crescere, croître) traduit son oecuménisme. Cette musique absorbe tous les corps étrangers (l’enregistrement et le direct, les bruits, les sons de la réalité, les sons instrumentaux et synthétiques, entre autres…). C’est une musique hétérogène qui, au travers de tous les ingrédients qui la composent, charrie en même temps les formes et les intentions latentes du théâtre et de la mise en espace, de la poésie et de son ambiguïté prometteuse, de la rêverie, des non-dits et des hasards de l’expérience, de la géologie (avec laquelle elle a de nombreuses affinités), tout autant que celles du musical à proprement parler.

Je ne suis pas certains doctes qui ne veulent voir qu’abstraction là où la richesse vient principalement du tout venant de cette musique. Celle-ci ne se conduit pas comme à l’ordinaire : il y a en elle une sorte d’impudeur généreuse qui offre à la fois le cru et le cuit (l’anecdote et la métaphore), une sorte d’humus riche qui ne demande qu’à être brassé pour s’incarner dans la vie des formes sonores. Les sons réalistes servent, entre autres choses, de repères émotifs à l’écoute : l’emploi du son anecdotique permet à l’auditeur de s’ouvrir aux fantasmes du compositeur, l’auditeur construisant alors son propre espace imaginaire. Et après tout qu’est-ce qu’un compositeur si ce n’est une personne un peu plus habile que d’autres, qui sait provoquer et encourager le public à s’écouter lui-même.

Je ne pratique pas une musique abstraite car le monde musical dans lequel je vis échappe totalement au rationnel et à l’esthétisme pur. Il naït plutôt d’une urgence et s’organise selon l’élan et la fantaisie que je donne à mes images.

La musique concrète a le gosier large et le ventre aussi ! Elle est comme la première des poupées russes qui avale toutes les définitions suivantes… Il me semble donc composer de la musique concrète au plein sens du terme, quelquefois de la musique mixte avec des moyens électroacoustiques et que j’écoute, si on le veut, en situation acousmatique ou plus simplement dit dans un espace physique et imaginaire donné par un ensemble de haut-parleurs…

In « Jacques Lejeune : Sonopsys n°2/3 » , éditions Liences.